BAUDELAIRE
(suggestion
de textes)
(Le
vrai héros s'amuse tout seul.)
…tels
les vampires, « gens à tête de mort dont le principal
est
M. Baudelaire, personnage plein d’un froid calcul,
qui
emploie les niaiseries du mystère et de l’horreur
pour
étonner son public (…) »
(Edmond
Duranty, Le Figaro, 13 novembre 1856)
Tout se passe
comme si Baudelaire avait mis son théâtre partout,
sauf précisément
dans ses projets de théâtre
(Roland Barthes,
Le théâtre de Baudelaire)
...ce qu'il y
a de spécifiquement français chez lui: la rogne. Elle voit en lui
le révolté...maniaque, révolté contre sa propre impuissance, et
qui le sait...Les lecteurs de B. sont des hommes. Les femmes ne
l'aiment pas. Pour les hommes, il décrit et transcende le côté
ordurier de leur vie pulsionnelle. Si l'on va plus loin, vu sous cet
éclairage, la passion de B. est pour nombre de ses lecteurs le
rachat de certains aspects de leur vie hormique.
(Walter
Benjamin)
PETITS
POÈMES EN PROSE
LE
CHIEN ET LE FLACON
« – Mon beau
chien, mon bon chien, mon cher toutou, approchez et venez respirer un
excellent parfum acheté chez le meilleur parfumeur de la ville. »
Et le chien, en
frétillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres
êtres, le signe correspondant du rire et du sourire, s'approche et
pose curieusement son nez humide sur le flacon débouché ; puis
reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi, en manière
de reproche.
« – Ah! misérable chien, si je vous
avais offert un paquet d'excréments, vous l'auriez flairé avec
délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon
de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais
présenter des parfums délicats qui l'exaspèrent, mais des ordures
soigneusement choisies. »
LE
FOU ET LA VÉNUS
Quelle admirable journée! Le vaste parc se pâme sous
l'œil brûlant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de
l'Amour.
L'extase universelle des choses ne s'exprime par aucun bruit; les eaux elles-mêmes sont comme endormies. Bien différente des fêtes humaines, c'est ici une orgie silencieuse.
On dirait qu'une lumière toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets; que les fleurs excitées brûlent du désir de rivaliser avec l'azur du ciel par l'énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers l'astre comme des fumées.
Cependant, dans cette jouissance universelle, j'ai aperçu un être affligé.
Aux pieds d'une colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l'Ennui les obsède, affublé d'un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonnettes, tout ramassé contre le piédestal, lève des yeux pleins de larmes vers l'immortelle Déesse.
Et ses yeux disent: - "Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé d'amour et d'amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux.
Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l'immortelle Beauté! Ah! Déesse! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire!"
Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.
L'extase universelle des choses ne s'exprime par aucun bruit; les eaux elles-mêmes sont comme endormies. Bien différente des fêtes humaines, c'est ici une orgie silencieuse.
On dirait qu'une lumière toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets; que les fleurs excitées brûlent du désir de rivaliser avec l'azur du ciel par l'énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers l'astre comme des fumées.
Cependant, dans cette jouissance universelle, j'ai aperçu un être affligé.
Aux pieds d'une colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l'Ennui les obsède, affublé d'un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonnettes, tout ramassé contre le piédestal, lève des yeux pleins de larmes vers l'immortelle Déesse.
Et ses yeux disent: - "Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé d'amour et d'amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux.
Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l'immortelle Beauté! Ah! Déesse! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire!"
Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.
À UNE
HEURE DU MATIN
Enfin
! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres
attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons
le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a
disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.
Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.
Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « — C’est ici le parti des honnêtes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants ; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m’a dit en me congédiant : « — Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z… ; c’est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons ; » m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf ! Est-ce bien fini ?
Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !
Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.
Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « — C’est ici le parti des honnêtes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants ; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m’a dit en me congédiant : « — Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z… ; c’est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons ; » m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf ! Est-ce bien fini ?
Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !
CARNETS
Mont de Piété 50
Garçons 190
Souliers 15
Arnaud 5
Belle Poule 10
La Rochefoucauld 5
Caisses 20
Sac de nuit 20
______
Cladel 10
Martin 50
Malassis 60
Poupart 50
Coussinet 80
_____
Chapelier 20
Ducreux 105
Porée 117
Dinochau 260
Pharmacien
Guys 90
Duranty 20
Lejosne 20
Peters 50
Villiers 200
Noriac 200
_____
Être le plus grand des hommes. Se dire cela à chaque instant.
_____
Café de Bruxelles
Café de la Rue
St Lazare
Encadreur
Mme Audin
Relieur
_____
Petit :
Sébastopol 101
Souliers 15
Chapelier 20
Blanchisseuse 10
Copiste 5
Encadreur 40
Relieur 5
Mont de Piété 50
Cafés 20
Ducreux 50
Martin 50
Cousinet 80
Poupart 50
Garçons 100
_____
Avoir de la matière, c'est avoir de l'argent.
______
Avoir 108 000 Fr. le
9 juillet
5 août – 15 août
_____
Écrire à ma mère mes excuses
mon échéance
chemin de fer
Trianon
Joubert
Écrire à Hetzel
à Dentu
à Asselineau
à ma Sœur
_____
Poèmes 80
Villemain 30
Eureka 30
Dandies 30
Peintres 30
_____
Total
200
(…)
VILAINES CANAILLES
Forget
Denneval
Lortic
Hachette
Calonne
Crépet
Martinet
Turgan
Dalloz
Bodoz
Cohen
Solar
Meurice
Vacquerie
Ch. Hugo
Pervillé
CORRESPONDANCE
Lettre
à Appolonie Sabatier (1)
La personne
pour qui ces vers ont été faits, qu’ils lui plaisent ou qu’ils
lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait
ridicules, est bien humblement suppliée
de ne les montrer à personne.
Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée.
L’absence de signature n’est-elle pas un symptôme de cette
invincible pudeur ? Celui qui a fait ces vers, dans un de ces
états de rêverie où le jette souvent l’image de celle qui en est
l’objet l’a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et
conservera toujours
pour elle la plus tendre sympathie.
À Celle qui est trop gaie
Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.
Sont beaux comme un beau paysage;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.
Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.
Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.
Ces robes folles sont l'emblème
De ton esprit bariolé;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t'aime!
De ton esprit bariolé;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t'aime!
Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon atonie,
J'ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein,
Où je traînais mon atonie,
J'ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein,
Et
le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon coeur,
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la Nature.
Ont tant humilié mon coeur,
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la Nature.
Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
Et,
vertigineuse douceur!
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma soeur!
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma soeur!
Lettre
à Appolonie Sabatier (2)
J’ai détruit ce torrent d’enfantillages amassé sur
ma table. Je ne l’ai pas trouvé assez grave pour vous, chère bien
aimée. Je reprends vos deux lettres, et j’y fais une nouvelle
réponse. Il me faut, pour cela, un peu de courage ; car j’ai
abominablement mal aux nerfs, à en crier, et je me suis réveillé
avec l’inexplicable malaise moral que j’ai emporté hier soir de
chez vous.
…manque absolu de pudeur.
C’est pour cela que tu m’es encore
plus chère.
… il me semble que je suis à toi
depuis le premier jour où je t’ai vu. Tu en feras ce que tu
voudras, mais je suis à toi, de corps, d’esprit et de cœur.
Je t’engage à bien cacher cette
lettre, malheureuse ! — Sais-tu
réellement ce que tu dis ? Il y a des
gens pour mettre en prison ceux qui ne paient pas leurs lettres de
change, mais les serments de l’amitié et de l’amour, personne
n’en punit la violation.
Aussi je t’ai dit hier : Vous
m’oublierez, vous me trahirez ; celui qui vous amuse vous
ennuiera. — Et j’ajoute aujourd’hui :
Celui-là seul souffrira qui, comme un
imbécile, prend au sérieux les choses de l’âme.
— Vous voyez, ma bien belle chérie, que j’ai d'odieux
préjugés à l’endroit des femmes. — Bref, je n’ai pas la
foi. — Vous avez l’âme belle, mais en
somme c’est une âme féminine.
Voyez comme en peu de jours notre
situation a été bouleversée. D’abord, nous sommes tous les deux
possédés de la peur d’affliger un honnête homme qui a le bonheur
d’être toujours amoureux. Ensuite, nous avons peur de notre propre
orage, parce que nous savons (moi surtout) qu’il y a des nœuds
difficiles à délier.
Et enfin, enfin, il y
a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce
qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme, maintenant. —Et
si, par malheur pour moi, j’acquiers le droit d’être jaloux !
ah ! quelle horreur seulement d’y penser ! mais, avec une
personne telle que vous, dont les yeux sont pleins de sourires et de
grâces pour tout le monde, on doit souffrir le martyre.
La seconde lettre porte un cachet d’une
solennité qui me plairait, si j’étais bien sûr que vous la
comprenez. Never meet or never part !
Cela veut dire positivement qu’il vaudrait bien mieux ne s’être
jamais connu, mais que quand on s’est connu on ne doit pas se
quitter. Sur une lettre d’adieux, ce cachet serait très plaisant.
Enfin, arrive ce que pourra. Je suis un
peu fataliste. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai horreur
de la passion, — parce que je la connais, avec toutes ses
ignominies ; — et voilà que l’image bien aimée qui
dominait toutes les aventures de la vie devient trop séduisante.
Je n’ose pas trop relire cette
lettre ; je serais peut-être obligé de la modifier, car je
crains bien de vous affliger ; il me semble que j’ai du
laisser percer quelque chose de la vilaine partie de mon caractère.
Il me paraît impossible de vous faire
aller ainsi dans cette sale rue J.-J.-Rousseau. Car j’ai bien
d’autres choses à vous dire. Il faut donc que vous m’écriviez
pour m’indiquer un moyen.
Quant à notre petit projet, s’il
devient possible, avertissez-moi quelques jours d’avance.
Adieu, chère bien
aimée ; je vous en veux un peu d’être trop charmante. Songez
donc que, quand j’emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux,
j’emporte aussi le désir d’y revenir. Et alors quelle
insupportable obsession !
Décidément,
je porte ceci moi-même rue J.-J.-Rousseau, dans la crainte que vous
n’y alliez aujourd’hui. — Cela y sera plus tôt.
Lettre à sa mère
Le
6 mai 1861
Ma chère mère,
Si tu possèdes vraiment le génie
maternel et si tu n'es pas encore lasse, viens à Paris, viens me
voir, et même me chercher. Moi, pour mille raisons terribles, je ne
puis pas aller à Honfleur chercher ce que je voudrais tant, un peu
de courage et de caresses. À la fin de mars, je t'écrivais : Nous
reverrons-nous jamais ! J'étais dans une de
ces crises où on voit la terrible vérité. Je donnerais je ne sais
quoi pour passer quelques jours auprès de toi, toi, le seul être à
qui ma vie est suspendue, huit jours, trois jours, quelques heures.
[…]
Toutes les fois que je prends la plume
pour t'exposer ma situation, j'ai peur ; j'ai peur de te tuer, de
détruire ton faible corps. Et moi, je suis sans cesse, sans que tu
t'en doutes, au bord du suicide. Je crois que tu m'aimes
passionnément ; avec un esprit aveugle, tu as le caractère si grand
! Moi, je t'ai aimée passionnément dans mon enfance ; plus tard,
sous la pression de tes injustices, je t'ai manqué de respect, comme
si une injustice maternelle pouvait autoriser un manque de respect
filial ; je m'en suis repenti souvent, quoique, selon mon habitude,
je n'en aie rien dit. Je ne suis plus l'enfant ingrat et violent. De
longues méditations sur ma destinée et sur ton caractère m'ont
aidé à comprendre toutes mes fautes et toute ta générosité.
Mais, en somme le mal est fait, fait par tes imprudences et par mes
fautes. Nous sommes évidemment destinés à nous aimer, à vivre
l'un pour l'autre, à finir notre vie le plus honnêtement et le plus
doucement qu'il sera possible. Et cependant, dans les circonstances
terribles où je suis placé, je suis convaincu que l'un de nous deux
tuera l'autre, et que finalement nous nous tuerons réciproquement.
Après ma mort, tu ne vivras plus, c'est clair. Je suis le seul objet
qui te fasse vivre. Après ta mort, surtout si tu mourais par une
secousse causée par moi, je me tuerais, cela est indubitable. Ta
mort, dont tu parles souvent avec trop de résignation, ne
corrigerait rien dans ma situation ; le conseil judiciaire serait
maintenu (pourquoi ne le serait-il pas ?), rien ne serait payé, et
j'aurais par surcroît de douleurs, l'horrible
sensation d'un isolement absolu. Moi, me
tuer, c'est absurde n'est-ce pas ? […]
Adieu, je suis exténué. Pour rentrer
dans les détails de santé, je n'ai ni dormi, ni mangé depuis
presque trois jours ; ma gorge est serrée. – Et il faut
travailler.
Non, je ne te dis pas adieu ; car j'espère
te revoir.
Oh ! lis-moi bien attentivement, tâche de
bien comprendre.
Je sais que cette lettre t'affectera
douloureusement, mais tu y trouveras certainement un accent de
douceur, de tendresse, et même encore d'espérance, que tu as trop
rarement entendus
Et je t'aime.
LES
PARADIS ARTIFICIELS
« Un
homme très célèbre, qui était en même temps un grand sot, choses
qui vont très bien ensemble, à ce qu'il paraît, ainsi que j'aurai
plus d'une fois sans doute le douloureux plaisir de le démontrer, a
osé, dans un livre sur la Table, composé au double point de vue de
l'hygiène et du plaisir, écrire ce qui suit à l'article VIN :
« Le patriarche Noé passe pour être l'inventeur du vin ;
c'est une liqueur qui se fait avec le fruit de la vigne. »
Et après ?
Après, rien : c'est tout. Vous aurez beau feuilleter le volume,
le retourner dans tous les sens, le lire à rebours, à l'envers, de
droite à gauche et de gauche à droite, vous ne trouverez pas autre
chose sur le vin dans la Physiologie du goût du très illustre et
très respecté Brillat-Savarin : « Le
patriarche Noé... » et « c'est
une liqueur... ».
…....
Profondes
joies du vin, qui ne vous a connues ? Quiconque a eu un remords
à apaiser, un souvenir à évoquer, une douleur à noyer, un château
en Espagne à bâtir, tous enfin vous ont invoqué, dieu mystérieux
caché dans les fibres de la vigne. Qu'ils sont grands les spectacles
du vin, illuminés par le soleil intérieur ! Qu'elle est vraie
et brûlante cette seconde jeunesse que l'homme puise en lui !
Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses
enchantements énervants. Et cependant dites, en votre âme et
conscience, juges, législateurs, hommes du monde, vous tous que le
bonheur rend doux, à qui la fortune rend la vertu et la santé
faciles, dites, qui de vous aura le courage impitoyable de condamner
l'homme qui boit du génie ? »
« D'ailleurs
le vin n'est pas toujours ce terrible lutteur sûr de sa victoire, et
ayant juré de n'avoir ni pitié ni merci. Le vin est semblable à
l'homme : on ne saura jamais jusqu'à quel point on peut
l'estimer et le mépriser, l'aimer et le haïr, ni de combien
d'actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Ne
soyons donc pas plus cruels envers lui qu'envers nous-mêmes, et
traitons-le comme notre égal. »
« Entends-tu
s’agiter en moi et résonner les puissants refrains des temps
anciens, les chants de l’amour et de la gloire ? Je suis l’âme
de la patrie, je suis moitié galant, moitié militaire. Je suis
l’espoir des dimanches. Le
travail fait les jours prospères, le
vin fait les dimanches heureux. Les coudes sur la table de famille et
les manches retroussées, tu me glorifieras fièrement, et tu seras
vraiment content.
« J’allumerai les yeux de
ta vieille femme, la vieille compagne de tes chagrins journaliers et
de tes plus vieilles espérances. J’attendrirai son regard et je
mettrai au fond de sa prunelle l’éclair de sa jeunesse. Et ton
cher petit, tout pâlot, ce pauvre petit ânon attelé à la même
fatigue que le limonier, je lui rendrai les belles couleurs de son
berceau, et je serai pour ce nouvel athlète de la vie l’huile qui
raffermissait les muscles les anciens lutteurs.
« Je tomberai au fond de ta
poitrine comme une ambroisie
végétale. Je serai le grain qui fertilise le sillon douloureusement
creusé. Notre intime réunion créera la poésie. À nous deux nous
ferons un Dieu, et nous voltigerons vers l’infini, comme les
oiseaux, les papillons, les fils de la Vierge, les parfums et toutes
les choses ailées. »
Voilà ce que chante le vin dans
son langage mystérieux.
Malheur à celui dont le cœur égoïste
et fermé aux douleurs de ses frères n'a jamais entendu cette
chanson ! »
« Il
y a des ivrognes méchants ; ce sont des gens naturellement
méchants. L'homme mauvais devient exécrable, comme le bon devient
excellent. »
(…)
Je termine (…) par quelques
belles paroles qui ne sont pas de moi, mais d’un remarquable
philosophe peu connu, (…), théoricien musical, et professeur au
Conservatoire. J’étais auprès de lui dans une société dont
quelques personnes avaient pris du bienheureux poison, et il me dit
avec un accent de mépris indicible : « Je ne comprends
pas pourquoi l’homme rationnel et spirituel se sert de moyens
artificiels pour arriver à la béatitude poétique, puisque
l’enthousiasme et la volonté suffisent pour l’élever à une
existence supra-naturelle. Les grands poètes, les philosophes, les
prophètes sont des êtres qui, par le pur et libre exercice de la
volonté, parviennent à un état où ils sont à la fois cause et
effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule. »
Je pense exactement comme lui.
FUSÉES
Quant à moi, qui sens quelquefois
en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai
jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde,
coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’oeil
ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et
amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est
contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à
la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion,
oublieux — autant que possible — du passé, content du présent
et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son
dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se
dit, en contemplant la fumée de son cigare : «Que m’importe
où vont ces consciences?»
Je
crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent
un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que
je veux dater ma colère. (ma tristesse)
DIVERS
Le chat est un vampire
sucré.
Suggestions.
— Pourquoi les démocrates n’aiment pas les chats, il est facile
de le deviner. Le chat est beau; il révèle des idées de luxe, de
propreté, de volupté, etc…
NON…..NON…….crénom…..NON…..crénom….NON….NON
J’ai
pétri de la boue et j’en ai fait de l’or.
La
Musique creuse le ciel.
Créer un
poncif, c'est le génie.
Je
dois créer un poncif.
Le
goût précoce des femmes. Je confondais l’odeur de la fourrure
avec l’odeur de la femme. Je me souviens... Enfin j’aimais ma
mère pour son élégance. J’étais donc un dandy précoce.
Le Dandy
doit aspirer à être sublime sans interruption ; il doit vivre
et dormir devant un miroir.
Le
dandysme est un soleil couchant; comme l’astre qui décline, il est
superbe, sans chaleur et plein de mélancolie (…) Le caractère de
beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid qui vient de
l’inébranlable résolution de ne pas être ému; on dirait un feu
latent qui se fait deviner, qui pourrait mais ne veut pas rayonner.
Ne
suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ?
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ?
Il
serait peut-être doux d'être alternativement victime et bourreau.
Le
vrai héros s'amuse tout seul.