mardi 19 mai 2015

    Il s'était fait ainsi imprimer avec les admirables lettres
épiscopales de l'ancienne maison Le Clerc, les oeuvres de
Baudelaire dans un large format rappelant celui des
missels, sur un feutre très léger du Japon, spongieux, doux
comme une moelle de sureau et imperceptiblement teinté,
dans sa blancheur laiteuse, d'un peu de rose. Cette édition
tirée à un exemplaire d'un noir velouté d'encre de Chine,
avait été vêtue en dehors et recouverte en dedans d'une
mirifique et authentique peau de truie choisie entre mille,
couleur chair, toute piquetée à la place de ses poils, et
ornée de dentelles noires au fer froid, miraculeusement
assorties par un grand artiste.
    Ce jour-là, des Esseintes ôta cet incomparable livre de
ses rayons et il le palpait dévotement, relisant certaines
pièces qui lui semblaient, dans ce simple mais inestimable
cadre, plus pénétrantes que de coutume.
    Son admiration pour cet écrivain était sans borne. Selon
lui, en littérature, on s'était jusqu'alors borné à explorer les
superficies de l'âme ou à pénétrer dans ses souterrains
accessibles et éclairés, relevant, çà et là, les gisements
des péchés capitaux, étudiant leurs, filons, leur croissance,
notant, ainsi que Balzac, par exemple, les stratifications de
l'âme possédée par la monomanie d'une passion, par
l'ambition, par l'avarice, par la bêtise paternelle, par
l'amour sénile.
    C'était, au demeurant, l'excellente santé des vertus et
des vices, le tranquille agissement des cervelles
communément conformées, la réalité pratique des idées
courantes, sans idéal de maladive dépravation, sans audelà;
en somme, les découvertes des analystes s'arrêtaient
aux spéculations mauvaises ou bonnes, classifiées par
l'église; c'était la simple investigation, l'ordinaire
surveillance d'un botaniste qui suit de près le
développement prévu, de floraisons normales plantées
dans de la naturelle terre.
    Baudelaire était allé plus loin; il était descendu jusqu'au
fond de l'inépuisable mine, s'était engagé à travers des
galeries abandonnées ou inconnues, avait abouti à ces
districts de l'âme où se ramifient les végétations
monstrueuses de la pensée.
    Là, près de ces confins où séjournent les aberrations et
les maladies, le tétanos mystique, la fièvre chaude de la
luxure, les typhoïdes et les vomitos du crime, il avait trouvé,
couvant sous la morne cloche de l'Ennui, l'effrayant retour
d'âge des sentiments et des idées.
    Il avait révélé la psychologie morbide de l'esprit qui a
atteint l'octobre de ses sensations; raconté les symptômes
des âmes requises par la douleur, privilégiées par le
spleen; montré la carie grandissante des impressions,
alors que les enthousiasmes, les croyances de la jeunesse
sont taris, alors qu'il ne reste plus que l'aride souvenir des
misères supportées, des intolérances subies, des
froissements encourus, par des intelligences qu'opprime
un sort absurde.
    Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable
automne, regardant la créature humaine, docile à s'aigrir,
habile à se frauder, obligeant ses pensées à tricher entre
elles, pour mieux souffrir, gâtant d'avance, grâce à l'analyse
et à l'observation, toute joie possible.
    Puis, dans cette sensibilité irritée de l'âme, dans cette
férocité de la réflexion qui repousse la gênante ardeur des
dévouements, les bienveillants outrages de la charité, il
voyait, peu à peu, surgir l'horreur de ces passions âgées,
de ces amours mûres, où l'un se livre encore quand l'autre
se tient déjà en garde, où la lassitude réclame aux couples
des caresses filiales dont l'apparente juvénilité paraît
neuve, des candeurs maternelles dont la douceur repose et
concède, pour ainsi dire, les intéressants remords d'un
vague inceste.
    En de magnifiques pages il avait exposé ces amours
hybrides, exaspérées par l'impuissance où elles sont de se
combler, ces dangereux mensonges des stupéfiants et des
toxiques appelés à l'aide pour endormir la souffrance et
mater l'ennui. à une époque où la littérature attribuait
presque exclusivement la douleur de vivre aux malchances
d'un amour méconnu ou aux jalousies de l'adultère, il avait
négligé ces maladies infantiles et sondé ces plaies plus
incurables, plus vivaces, plus profondes, qui sont creusées
par la satiété, la désillusion, le mépris, dans les âmes en
ruine que le présent torture, que le passé répugne, que
l'avenir effraye et désespère.
    Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il
reconnaissait un indicible charme à cet écrivain qui, dans
un temps où le vers ne servait plus qu'à peindre l'aspect
extérieur des êtres et des choses, était parvenu à exprimer
l'inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue,
qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse
puissance de fixer avec une étrange santé d'expressions,
les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des
esprits épuisés et des âmes tristes.

(HUYSMANS, À rebours, p176)